3 octobre, 2013

Artifices du livres numérique

Cet article est le premier d’une série de critiques sur certains livres numériques auxquels je trouve assez de teneur pour être critiqués.

Pour commencer ces articles, je prends l’exemple d’un livre qui ne m’intéresse pas tellement en tant que livre, mais qui est associé à un jeu vidéo et qui soulève quelques problématiques de rythme entre les différents médias et le degré d’interactivité.

« How Tom recovered time » est un livre numérique, associé au jeu vidéo « Tiny Bang Story ». J’ai découvert le jeu sur le blog de la Souris Grise (merci la souris!)…

COMMUNICATION ENTRE LE JEU ET LE LIVRE
« Tiny Bang » car il s’agit d’une petite planète qui aurait explosé en plusieurs morceaux de puzzle. «Story» car c’est celle que l’on va découvrir par deux entrées : celle du jeu vidéo ou celle du livre numérique. En explorant la planète par le jeu vidéo, on ne pourra pas avoir plus d’explications sur son morcellement, ni sur les personnages que l’on rencontre. C’est un jeu de puzzle et d’exploration. Les dessins sont fins et élégants. On cherche, petit à petit, les fragments de l’histoire dans un univers à la Lewis Carroll, fait de théières, de bouteilles, de bateaux, de maisons bringuebalantes.

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« Tiny Bang Story », Colibri games
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« Tiny Bang Story », Colibri games

J’ai dû parfois aller voir le walkthrough quand j’en avais assez de ne pas réussir les puzzles (les quilles !), mais la plupart du temps, l’ambiance calme et l’univers suffisaient à me maintenir à l’intérieur du jeu et me donner envie d’y prolonger ma visite.
Le design sonore est particulièrement réussi (des sons, comme celui associé à l’acquisition d’un élément, sont gratifiants). À la fin du jeu, nous avons un sentiment de familiarité avec cette planète et ces personnages avec qui nous n’avons échangé aucun mot (si, ces étranges pictogrammes dessinant leurs paroles).
Les dialogues, les textes, nous les trouverons ailleurs, dans le livre.

Capture d’écran 2013-10-03 à 22.49.09

Capture d’écran 2013-10-03 à 22.49.09

Ce livre c’est « How Tom recovered time ». Tom, contre les conseils de sa mère, s’éloigne de chez lui tout en jouant au ballon, et arrive devant une maison voisine abandonnée. Ce qui devait arriver arrive, le ballon passe par la fenêtre de cette maison. Tom y pénètre et, dans le grenier, il tombe sur un grand puzzle représentant la Tiny Bang Planet… Tomber est le mot juste, car par ce biais, il entre dans l’univers de la planète, comme aurait pu le faire le Philémon de Fred, qui tombe sur un nouveau continent à travers divers objets improbables, comme cette fermeture éclair :

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Philémon, de Fred

Nous voilà dans le même endroit qu’au début du jeu. Ainsi, dans le livre, c’est par les yeux du jeune garçon que nous découvrirons la planète, interpréterons autrement différents indices laissés dans le jeu, discuterons avec les personnages.

«NAVIGUER» DANS LE TEXTE
Le livre reprend quelques éléments du jeu, sous une autre forme. Il se lit comme un livre classique, page après page, avec des illustrations, de courtes animations, parfois du son.
C’est un objet court, fait pour être lu d’une même traite. D’ailleurs, aucun élément de menu ne nous permet de choisir la page où l’on veut aller, de revenir au début, rien. Cet accès était-il trop difficile à intégrer dans leur univers ? Le feuilletage se fait seulement d’une page en avant, ou d’une page en arrière.
Dans le jeu, soit des portes, soit des flèches sur le côté en bas permettent de passer entre les différents écrans. Elles font partie du décor. Dans le livre, elles sont une navigation en plus, avec une décoration steampunk souhaitant les associer à l’univers du livre. À l’instar d’autres ouvrages comme «Voyage au centre de la Terre» édité par l’Apprimerie, la négligence du swipe horizontal est donc délaissé pour la rigueur du bouton.

Nos gestes amènent plusieurs retours de la machine : tout d’abord, si l’on tente de manipuler quelque chose, une traînée de comète s’inscrit sur le passage de notre doigt. Ce visuel nous indique une réaction de la machine à notre tentative d’interaction, mais informe aussi qu’il n’y a rien (elle ne reste pas insensible au toucher) et nous rassure sur notre capacité à communiquer avec la machine. D’un côté, les intentions du lecteur sont d’avancer à son rythme dans la narration, de l’autre, celles de l’auteur sont de lui signifier les différentes manières de le faire. Il est toujours délicat de figurer au lecteur quels sont les éléments à toucher. Dans les jeux vidéo d’aventure, se caractérisant par l’exploration, c’est justement un des éléments constitutionnels du game design. Dans une narration de type «livre», ça ne marche pas quand il s’agit d’un élément superflu. J’en parlerais un peu plus bas. Dans «How Tom recovered time», un bouton ressemble à un bouton, on ne touche pas partout pour voir ce qui va se passer. Il y a parfois quelques éléments qui réagissent sous les impacts de notre curiosité : le train qui va se mettre en marche, la porte qui s’ouvrira, etc… Mais, n’ayant pas de portée sur l’histoire, ils ne sont pas systématiques. Les flèches pour tourner les pages sont des éléments significatifs, les jeux montrent qu’ils sont des jeux, et quand des éléments sont à déplacer sur les pages, c’est qu’ils gênaient la lecture. Ils amènent effectivement le lecteur à les écarter.
Les modes d’apparition du texte se font de manière classique, une page chassant l’autre, mais aussi au sein d’une seule page, l’image retardant le moment de la lecture.
Il est heureux que les fausses pages à tourner aient été évitées, car tout est déjà très illustratif. Le ton en est donné dès les premières pages : quand on passe la fausse couverture de livre en tissu, on tombe sur un store fermé, au-dessus duquel pend un anneau pour le relever. Comme un lever de rideau permettant d’accéder à la scène du texte.

Sommes-nous donc dans une sorte de théâtre de marionnettes, à pouvoir déplacer les coulisses et chatouiller les personnages? Que représente cette manipulation? La métaphore du théâtre pourrait être intéressante. Ouvrir la surface plane de la tablette pour regarder dans cette modélisation d’univers. Mais, encore une fois, que faisons-nous par ce geste? Est-ce que nous les sentons vivre? Est-ce que nous nous réjouissons que la tablette puisse prendre une vie indépendante et nous faire des tours de magie? Le marionnettiste fait se mouvoir les personnages pour leur donner vie aux yeux des spectateurs. Cela pourrait avoir du sens si le manipulateur pouvait aussi insuffler sa propre énergie au personnage, dans le cas d’un rapport de joueur vers un spectateur. Mais dans la plupart des lectures nous sommes seuls face au livre. Pourtant, on retrouve ce genre de «gadget» un peu partout, depuis le «Alice for the iPad» de la société Atomic Antelope (un «livre qui fait pouêt-pouêt» selon Jean-Noël Lafargue) vers «Babel the King» sorti en décembre dernier (pour le coup totalement assumé puisqu’il y en a à toutes les pages), en passant par «Cendrillon» et «les trois petits cochons» de Nosy Crow, édités en France chez Gallimard.

Je parlais à l’instant de magie : mais les astuces ne peuvent pas rester magiques si on retrouve toujours les mêmes de livre en livre sans qu’elles n’aient changé ni apporté de nouveau sens ou de nouvelle expérience. Il semble difficile, dans beaucoup de livres numériques, de trouver la frontière entre le statut de lecteur, le statut de spectateur, et le statut d’acteur. À vrai dire, dans «Les trois petits cochons» de Nosy Crow, ça ne m’a pas dérangé de pouvoir faire sauter les cochons, j’ai écouté ce qu’ils ont à dire, je suis émerveillée à chaque fois car, tout simplement, le reste est de qualité : les dessins et les voix notamment. Mais je suis déjà lassée par les autres éditions de Nosy Crow car ce geste n’amène rien de plus. Ça ne pourra pas marcher à chaque fois, et surtout, pas à chaque livre. Pourquoi?
Si l’on revient à Tiny Bang Story, le jeu, on n’a à priori pas besoin de déplacer des éléments dans tous les sens. Si on peut déplacer un élément, c’est pour une volonté scénaristique. S’il n’y avait rien sous l’élément à déplacer, c’était pour nous mettre sur une fausse piste –ouvrir les possibilités du joueur. Ainsi lorsque, dans le livre, on se retrouve avec une page pleine de pots de verre à déplacer pour pouvoir lire le texte, le balayage de ces éléments intempestifs semble vain.

 

Sur la deuxième page du livre, la page est disposée en trois plans : au premier, une colline, puis une maison, puis le texte escamoté derrière. C’est une image qui est jolie, et nous comprenons immédiatement que nous devons descendre la colline du doigt pour accéder au texte. Mais ce geste ne fait pas sens, ne fait pas image.

Divers arrangements sont mis en place entre le texte et les illustrations, ces dernières se faisant parfois figures autour desquelles le texte s’arrange, parfois décor, derrière lequel des pans de texte disparaissent.
Si les auteurs avaient voulu faire appartenir le texte au même espace que les images, un jeu de perspective aurait pu être trouvé pour donner l’impression au lecteur qu’il s’approche du texte par-dessus la colline par exemple. Comment faire en sorte que l‘échange entre les éléments visuels, textuels, et les gestes du lecteur prenne sens?

LA RECHERCHE DÉLICATE DU BON RYTHME
Dans «How Tom recovered time», ce sont des choix étonnants car, globalement on navigue dans un rythme calme. Calme aussi entre les puzzles et le texte, avec en plus ces manipulations que l’on pourrait qualifier de demi-jeux. Les jeux eux-mêmes sont de réflexion, de projection mentale, et ne perturbent pas le statut du lecteur. Ce sont en général les mêmes que dans Tiny Bang Story, simplifiés. Est-ce pour se souvenir des bons moments vécus dans le jeu, ou pour s’y préparer ? Sont-ils destinés au public plus jeune qui lira le livre? Car ils sont presque là pour information, ils ne freinent pas le rythme du récit dans le sens où il n’est pas nécessaire de les résoudre pour atteindre la page suivante, contrairement à la structure de «Tiny Bang Story».
Assez peu de sons viennent ajouter une couche de sens. Nous avons celui lié à la navigation: le tourner de page. Nous avons celui des indications: nous avons fini un jeu. Nous avons quelques bruits provenant des éléments diégétiques: horloge, train…

Les mouvements déclenchés dans le livre sont variés mais sobres. Fluides aussi. Sur une page, un scroll vers le haut permet de s’élever jusqu’au faîte d’un bâtiment. D’autres proposent des animations facultatives (que le lecteur peut amorcer), comme ce train qui sort de la page 22, laissant traîner son bruit de vapeur derrière lui. Par ailleurs, si un bruit s’est déclenché sur une page, il ne s’arrête pas aussitôt la page tournée mais s’éteint doucement, ce qui ne donne pas l’impression désagréable au lecteur d’avoir décidé d’éteindre le son en même temps qu’il changeait de page. De plus, il ne s’agit pas d’arrêter l’action, mais de simplement regarder ailleurs.

Les illustrations sont parfois animées, mais elles nous laissent dans un état d’attente, comme page 5, ce volet qui bouge imperceptiblement ; c’est cohérent avec l’atmosphère du récit.
Que représente le temps des animations dans un contenu où c’est le lecteur qui passe à la suite? Une animation longue ne se lit pas «en diagonale», ne s’appréhende pas d’un seul regard. Elle oblige le lecteur à regarder jusqu’au bout et surtout, l’oblige à un rythme défini par l’auteur, le transformant en spectateur. Alors que la plupart des animations du livre sont des boucles légères, presque invisibles qui restent dans un statut de décor.

DONC

Pour conclure, l’écho que fait le livre du jeu est fragile, pas à la hauteur de son origine, mais tout à fait humble. La navigation, composée uniquement de ces flèches avant / arrière, est lacunaire. Le rapport pas tout à fait déterminé entre le texte et les dessins (les dessins illustrent parfois le texte, parfois le texte fait partie du décor) fait que l’on ne sent pas un choix éditorial. Ainsi, quelques éléments sont de trop, ou n’ont pas encore trouvé pleinement leur rôle : les objets à déplacer sur la page en est un autre exemple. Cette étrange volonté, commune à beaucoup de livres numériques, de donner l’occasion au lecteur de manipuler des éléments du livre gratuitement, sans but scénaristique, montre que les auteurs du livre n’ont pas pleinement déterminé quel statut lui donner.
Malgré cela, la lecture de «How Tom recovered time» se fait de manière souple, pas répétitive, et le rythme des interactions est globalement bien géré. En règle générale, même lorsqu’il y a des animations, on reste dans un état d’intemporalité calme, comme si tout allait continuer de la même manière au départ du personnage principal (dans le jeu comme dans le livre).
À choisir entre l’un et l’autre, le jeu est beaucoup plus abouti que le livre. Il faut savoir qu’il n’en est nulle part question sur leur site : cet objet, qui fait figure de produit dérivé reste encore en marge. Mais la relation établie entre les deux est profitable… Ce serait comme refuser de lire «l’enfant penchée» de Schuiten et Peeters en version album pour enfants sous prétexte que l’on a déjà lu la version bande dessinée pour adultes…
Le fait qu’un univers complexe soit déployé nous permet de prendre du plaisir à y accéder par plusieurs portes.

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