Ceux qui voulurent représenter le monde de la déesse N-LOG
Tous les ans en différents endroits, on procédait à la cérémonie de l’oubli et la déesse N-LOG était là, représentée par sa statue de sève : une déesse toute neuve née pour répondre aux récents besoins des humains. Sur plusieurs dizaines, ou peut-être plusieurs centaines d’années, une poignée d'humains l’avait façonnée dans l’esprit de leurs semblables. Tout est une histoire de réseaux, vous savez. Pourquoi ces quelques humains la façonnèrent est une autre histoire que vous lirez plus tard si cela vous chante car ce qui va suivre est une histoire de chant. Et pas d’histoires.
Sa peau orange, flavescente aux limites de son corps et de l’air autour réfractait la lumière en éclats éblouissants. Les rangs des fidèles étaient désorganisés par leurs tentatives de regarder à travers le rayonnement le visage de la déesse gallinacée. Les rayons de soleil animaient la statue, et de son bec ouvert un chant s’extrayait. Le même chaque année. Un classique. Il enrobait la montagne, passait sous ses pieds puis la soulevait afin que tout ce dont on ne voulait plus dans le monde soit entreposé dessous et oublié. La montagne retombait. L’année suivante on procédait ailleurs à la cérémonie.
L'adulation de la déesse et sa commercialisation engendrait des figurines à son effigie, des peluches, des mugs d’un goût certain, des céréales frappées de son profil aquilin et autres produits dérivés. Puis des pièces furent écrites sur elle, de grands compositeurs reprirent la mélodie, qui fut samplée des centaines de fois, jusqu’au jeu vidéo “you’re the god singer” ayant comme but de trouver la chanson qui réussirait à soulever les montagnes. Mais à vrai dire on ne savait pas beaucoup de l’histoire de la déesse. Elle était presque née du néant, et pour cause.
Ceux qui l’avaient créée pour des fins que vous lirez dans une autre histoire et qui la firent tellement chair dans l’esprit des gens n'avaient pas pensé à lui fournir un univers. On ne savait pas d’où elle était surgie. Et, vous savez, les humains eurent besoin de savoir d’où venait leur déesse. S’il y avait d’autres dieux là où elle était. Ce qu’elle mangeait, comment elle vivait le reste de l’année. Ce qu’elle ressentait, ce dont elle avait besoin afin qu’ils puissent la satisfaire. Comment pouvait être son pays. Ceux qui avaient créé la déesse sentirent qu’il fallait là répondre à leurs attentes de matérialisation de croyance. Ils appelèrent à eux leurs amis scientifiques.
N'ignorant pas que cette déesse-là n’avait pas créé le monde, ils étaient fortement impressionnés par son charisme, et par son énergie qui commandait aux montagnes. Ils prirent des mesures, envisagèrent où pouvait à peu près se situer son monde. Il leur sembla évident qu’il ne pouvait pas se trouver dans le leur (on avait cherché partout), mais dans une dimension parallèle probable. Ils appelèrent à eux médiums, artistes, graphistes, écrivains, cartographes, géomètres, pour leur demander de dessiner la carte du monde de la déesse.
Un jour l’aréopage se réunit au grand bureau du pays prédominant de la Terre. Chacun amena avec lui un dessin pour étayer sa proposition.
Le premier vint.
M. Alexandre. Homme doux et rêveur, son sérieux était cependant notoire. Pourtant il tourna le dos à la documentation étendue sur la table et dit tout en montrant ce qu’il avait dessiné :
“Vous vous fourvoyez avec vos habiles calculs. Nous ne pouvons représenter qu’uniquement l’atmosphère spirituelle du monde de notre déesse. Et il est totalement éthéré, il ne peut pas avoir de limites nettes. Il est fait de dentelles enroulées les unes sur les autres, il est brumeux, on ne peut s’y déplacer qu’à petits pas délicats. Sa couche est de poudre et ses repas de vent doux. C’est un petit monde, un nid rassurant, comme notre déesse en a besoin.”
La deuxième, Mme Muir, fit éclater un rire fin de sa large bouche, de son visage amène, de sa silhouette superbe et majestueuse, et s’avança en agitant ses poignets bracelés :
“Excusez-moi très cher, mais pour moi, le monde de la déesse est effectivement cotonneux, petit et rassurant, mais il ne peut pas être de fils de coton ! Pour moi, l’élément de la déesse est de manière évidente l’eau, et d’eau est fait son monde, de buée, de lacs dans lesquels elle se déplace doucement. Les chemins sont nets et bien tracés, on ne peut s’y perdre car la déesse est sûre d’elle et son regard est clair comme l’eau de la rivière. Son monde est plein de couleurs car notre déesse est gaie et que par elle vient notre bonheur.”
M. Daventure s’avança le troisième et, fier de ses longues études d’ingénieur en communication vers l’au-delà affirma raidement :
“Il n’est rien de tout ça. Les termes que vous utilisez sont immatériels et risibles. Vous oubliez que le monde de notre déesse est bien réel, et nous pouvons le voir de là où nous nous tenons. Le monde de notre déesse ne peut qu’être représenté par les routes qui le composent car en-dehors des routes il n’y a plus rien. Le monde de la déesse ressemble à nos autoroutes, et j’en suis sûr car c’est un monde tout en mouvement, fait de réseaux de communication.”
Le quatrième à parler fut M. Andersen, homme de tête. Il écrivait beaucoup mais ses thèses étaient trop ardues pour qu'on les relise. Sa qualité d'orateur suffisait à persuader du génie de ses idées. Avec flegme, il sourit de manière entendue au troisième, tira sur sa pipe de manière assurée en regardant la deuxième, puis annonça de manière érudite à l'assemblée :
“Si Daventure a, pour moi en tout cas, tout à fait raison je crois en ce qui concerne le concept de réseaux de communication, permettez-moi, votre manière de le représenter me semble quelque peu enfantine et à prendre au pied de la lettre. Ce n’est pas parce que l’on parle de réseaux qu’il faut penser à des routes. Pour moi, ces réseaux ne sont pas si simplistes. Je pense que, s’il faut effectivement s’inspirer de ce que l’on connaît de notre monde, il vaut mieux utiliser l’image d’arbres, de leurs branchages et racines, afin qu’ils soient mêlés sans aucune hiérarchie. Dans le monde de notre déesse, il n’y a ni centre ni périphérie, ni raison ni dynamique, ni signification ni clef.”
Le cinquième, André CLAIR, rugit de rire. Personne pétulante et dynamique, il avait potassé toutes les études scientifiques publiées jusqu’à présent. Il avait amoncelé dans son cabinet tellement de savoirs, de livres, d'impressions que ça débordait jusque dans la rue, à la portée des passants :
“Je ne vous comprends pas avec vos poésies de comptoir. Vos cartes ne sont pas lisibles, quelle information y faites-vous passer ? Essayez-vous de recomposer le beau pays imaginaire de votre enfance ? Penchons-nous sur les données que nous avons, établissons exactement les contours de ce monde, élaguons les espaces flous. Nous composons une carte géographique qui sera instituée comme la représentation du monde de notre déesse ! Nous ne pouvons nous permettre aucune approximation. Je propose de commencer par définir les reliefs, puis par comprendre où sont les noeuds principaux, puis les réseaux secondaires, et pour finir, nous dessinerons cette carte de manière lisible comme celle-ci !” Il sortit un classeur de sa besace et montra une carte routière banale.
Mlle Robert à la présence petite et intense, élevant calmement la voix de son coin :
“Peut-être, bien qu’il me semble malaisé de constituer clairement une carte précise de l’univers d’un dieu comme l’a fait remarquer notre cher M. Alexandre. Je soutiendrais donc nos collègues qui s’attachent plus à construire une représentation de l’univers qui ne peut pas être composé de certitudes. De plus, je pense que, contrairement à ce que vous tous affirmez, son monde n’est pas parallèle au nôtre, vous pouvez me parler de physique quantique et de tout ce que vous voudrez, mais pour moi le monde de notre déesse est au creux de la terre. Pourquoi a-t-on longtemps cru que des enfers s’y situaient ? Je suis sûre que les anciens y ont vu des choses. La déesse appartient aux montagnes, à la terre, elle est du monde souterrain, oui je pense messieurs qu’elle est sous nos pieds et qu’elle rit bien de nous voir déboussolés. S’il faut dessiner son monde, messieurs, je le verrais tel qu’ainsi.”
Elle s’avança au centre de la pièce, brandissant ce qui ressemblait à une sorte de fourmilière.
Et chacun de parlementer, tout investis qu’ils croyaient d’une mission importante, spirituelle, fortement politique, scientifique et humaine. Il leur semblait que l’ensemble des êtres humains dehors attendaient les mains crispées leur verdict.
Mais tous-ceux là qui tergiversaient oublièrent de regarder de manière franche les chemins tracés, ils oublièrent de regarder de quoi étaient faits les chemins, ils oublièrent de regarder à travers les chemins pour voir réellement ce qu’était le monde de la déesse et d’où elle venait.
Et ce monde était si vaste que tenter de le cartographier était proprement impossible, irréalisable, absurde, chimérique. Ils auraient vu que la déesse était si petite dans ce monde que voilà sûrement pourquoi elle en sortait vers eux, trop heureuse d’être enfin célébrée.